M. Soupe est l’immortelle incarnation du Fonctionnaire dans Messieurs les ronds-de-cuir de Courteline. Je me suis amusé à le ressusciter pour raconter les mauvais traitements qu’il fait subir à la langue française, en compagnie de quelques complices : universitaires, publicitaires, journalistes, etc. Depuis un peu plus d’un an, chaque trimestre, un chapitre de ses aventures paraît dans la revue Défense de la langue française, bien connue des personnes qui souffrent d’assister à la destruction, tantôt involontaire, tantôt délibérée, de notre meilleur instrument de communication avec nos contemporains, nos ancêtres et, si possible, nos descendants. On trouvera ici les cinq premiers chapitres des aventures de M. Soupe.
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Le vocabulaire de M. Soupe : « renseigner »
Dans le ministère qu’il emplit de son inactivité, l’immortel fonctionnaire dépeint par Courteline dans Messieurs les Ronds-de-Cuir, M. Soupe en personne, prend-il toujours son bain de pied chaque matin ? Cela se passait derrière son bureau poussiéreux où crayons, porte-plume, grattoir semblaient s’être enracinés ; où des piles de dossiers en grande souffrance se jetaient un défi : laquelle atteindrait le plafond la première ? Une chose est sûre : l’emploi du temps de M. Soupe s’est enrichi d’une occupation nouvelle. Jadis il lui arrivait de rédiger des circulaires internes, dont ses collègues faisaient des cocottes en papier. Aujourd’hui, rédacteur monté en grade à l’ancienneté, il est affecté à la Communication, ornée d’une majuscule.
Cette promotion l’a amené à réfléchir à la meilleure façon de conférer aux documents destinés au public le style propre à l’Administration. Ce style sobre et neutre, qui tient du rapport de gendarmerie et de la notice nécrologique, doit de surcroît impressionner le vulgaire et si possible éveiller en lui le sentiment de sa native incapacité à pénétrer dans le domaine réservé aux services de l’État. Mais un problème se pose à M. Soupe : des générations de collègues en manches de lustrine ont déjà poli et repoli ce style si particulier qui fait pousser au citoyen lambda des cris de surprise : « Aah ! C’est ça que ça veut dire ! » Pour justifier son nouveau poste et les avantages attachés, il lui faut donc innover. Deux outils se présentèrent d’abord : le néologisme inutile et l’anglicisme. Il les utilisa avec succès.
Cependant, inventions lexicales saugrenues et anglicismes souffrent d’un inconvénient : ils servent à tout le monde. Pour préserver le privilège linguistique de l’Administration, aussi jalouse de son vocabulaire spécialisé que l’institution judiciaire, le Dr Knock ou les voyous de banlieue, M. Soupe eut alors une fameuse idée : détourner le sens de certains vocables d’usage courant et les substituer à d’autres, trop simples pour ne pas détonner sous les ors de la République. Un matin, encore plus désœuvré que d’habitude, il aperçut entre deux piles de dossiers un projet de formulaire destiné aux maraîchers, pour solliciter une dérogation au diamètre normalisé de la carotte de Colmar. Il y jeta un coup d’œil, sursauta : un verbe insupportable s’étalait sur la page, comme sur le trottoir un souvenir de promenade canine : « remplir ». On demandait au producteur de carottes de « remplir le formulaire ». « Remplir » ! Assimiler un document de l’Administration à une carafe, à un estomac ! Le nez de M. Soupe se plissa de dégoût. Il froissa violemment le papier, le lança dans la corbeille, ferma les yeux, réfléchit deux minutes. Lui venaient d’autres mots d’une trivialité aussi offensante : « compléter » une fiche, « répondre » à un questionnaire…
Soudain, un éclair le traversa. Dans son fauteuil articulé il faillit tomber à la renverse : son cerveau venait d’accoucher d’un verbe que jamais personne n’aurait songé à construire avec un complément inanimé : renseigner ! Non pas « inscrire des renseignements (sur une feuille) », mais renseigner un questionnaire ! Par son passé oral et littéraire, son étymon, les dérivés de « signe », l’itératif d’« enseigner » ne pouvait s’adresser qu’à l’esprit d’une personne, non à un imprimé. C’était par conséquent le vecteur idéal d’une transgression du sens, pour déboussoler le populaire et conserver sa prestigieuse ambiguïté d’oracle à la parole de l’État.
C’est à des initiatives de cette nature que l’on doit de tenir M. Soupe pour une grande figure de la Fonction publique.
Les trouvailles de M. Soupe : « signalétique »
Depuis la première guerre mondiale et jusqu’à une époque récente, pour nommer un ensemble de signaux de toute nature : flèches, panneaux, avertissements lumineux, balisant un itinéraire afin d’en faciliter le parcours ou d’assurer la sécurité des usagers, le français disposait d’un terme, nécessaire et suffisant : « signalisation ». Et depuis le XIXe siècle il existait un adjectif : « signalétique », lié au signalement physique des individus. L’adjectif qualifiait aussi des listes de références, publiées notamment par les sociétés savantes (« bulletin signalétique »).
Substantivée au siècle dernier par les linguistes, la signalétique est devenue une branche de la sémiologie, ou étude des signes. Elle englobe toutes les données conceptuelles relatives aux signaux. C’est une science, une histoire, un domaine de réflexion, Elle peut s’étendre aux principes qui caractérisent le style et le contenu des signaux d’une grande entreprise de communication ou de transport : la signalétique de la SNCF, par exemple. Elle ne saurait désigner une série de pancartes réglementant une circulation.
Or, un matin, la fatalité voulut que M. Soupe, se rendant à son bureau au volant de sa vieille Peugeot, se heurtât à un disque rouge barré de blanc, surmonté d’une flèche jaune : « déviation pour travaux ». M. Soupe freina, donna un coup de volant dans la direction indiquée, se lança dans un labyrinthe semé d’autres flèches. Elles disparurent au bout d’un moment, le laissant désemparé au milieu d’un rond-point.
« Bravo les Ponts et Chaussées ! » grommela-t-il. Il ajouta in petto : « Pas f… d’installer une signalisation correcte jusqu’au bout. » Bizarrement, le reproche tournait dans sa tête comme un cyprin doré dans un bocal. Soudain il sursauta, rebondit sur son siège, freina brutalement. Il balbutiait des phrases sans suite en ricanant : « Que c’est bête !… D’un banal !… ça fait, ah ! ah ! motard qui verbalise… ouais, voilà… guide Michelin… congés payés…Hein hein ! Quelle horreur ! » Il reprit de la vitesse et, à force de zigzags, finit par retrouver son chemin.
Il arriva enfin au ministère. Il salua rapidement les collègues qui discutaient dans les couloirs de la victoire de Marseille sur Saint-Étienne. Il parvint à son bureau, à sa bassine, qu’il alla remplir d’eau chaude au robinet du lavabo[1]. Puis, un peu calmé, il releva ses bas de pantalon, ôta ses richelieus, ses chaussettes et plongea les pieds dans l’eau avec délice.
« Il faut bannir le populisme du langage administratif», marmonna-t-il. Son cerveau faisait des bulles : « Signalisation… signalisation… Alors qu’on délocalise, qu’on renseigne un questionnaire… On parle encore de signalisation ! » Il fouillait dans son grenier lexical où s’entassaient d’anciens souvenirs de Saussure, Jakobson, Chomsky. Tout à coup il aperçut, coincé entre « herméneutique » et « systémique », l’un de ces coruscants vocables universitaires qui lui servaient dans sa folle jeunesse à éblouir les jeunes filles. La musique savante des syllabes lui flatta aussi délicatement l’oreille que la « problématique » substituée au malsonnant « problème ». « Euréka ! » s’écria-t-il, nouvel Archimède, les orteils baignés d’eau tiède. Il tenait son mot. Le mot déconcertant, inapproprié, détourné de son sens afin d’usurper la place du mot usuel ; et qui frapperait de stupeur ses concitoyens.
C’est ainsi que désormais, pour garer notre voiture au parc-auto municipal de Trifouilly-en-Gâtinais, ou respecter le sens de la visite au Musée de la Brosse à dents, nous sommes invités à en suivre, non pas la signalisation, non pas les flèches, mais la signalétique. Et c’est ainsi que les amateurs de tautologie burlesque peuvent lire dans l’édition 1985 du Robert cette admirable définition, reprise par le Centre national de ressources textuelles et lexicales[2] : « Signalétique : ensemble des éléments constituant une signalisation ».
[1] Voir dans le numéro précédent « Le vocabulaire de M. Soupe ».
[2] https://www.cnrtl.fr/definition/signalétique
« Drastique », le barbarisme scatologique
C’était à Courbevoie, non loin d’un garage, dans un dépôt d’autocars.
À quelques semaines d’une importante élection à laquelle elle se présentait, Mme Salammbô avait organisé une grande réunion publique. Au moins trente-cinq personnes venues de toute la France s’y étaient rendues, parmi lesquelles le jeune journaliste Jacquot et M. Soupe, préposé à l’enrichissement du vocabulaire administratif, tout guilleret de ses récents succès[1].
À la sortie, l’un et l’autre se congratulèrent. « Bonjour, Jacquot, dit M. Soupe. Alors, ce programme ? En prendrez-vous de la graine ? » Jacquot opina : « Les mesures, surtout ; ces mesures… » Il cherchait désespérément à qualifier la rigueur des dispositions annoncées par la candidate pour contenir les dépenses publiques tout en augmentant le nombre et la rémunération des employés de l’État.
Depuis quelque temps, M. Soupe essayait de promouvoir un adjectif destiné à remplacer « draconien ». Il en était très fier. Un adjectif parfait : intempestif, inutile, inadéquat et même saugrenu. Pour l’imposer, l’appui de la presse se révélait indispensable. M. Soupe saisit la chance au collet :
‒ Vous voulez dire des mesures drastiques ! lança-t-il. Derrière ses lunettes brilla fugitivement une lueur de triomphe.
Jacquot ouvrit le bec et avala ce drastique, dont les syllabes tranchantes lui semblèrent faucher tout un parterre d’épithètes, inventées à seule fin de lui pourrir la vie. Il secoua la main de M. Soupe et s’en alla répandre le mot providentiel dans les salles de rédaction. Pour user d’une métaphore qu’on y affectionne autant que la cerise sur le gâteau, ce fut une trainée de poudre. Désormais tout ce qui était, non seulement « draconien », mais « énergique », « dur », « fort », « sévère », « radical », « impitoyable », « coercitif », « contraignant », voire « considérable » ou « excessif » (une hausse, une baisse), devint drastique. Jusqu’aux coupes claires elles-mêmes (dans un budget par exemple)… pourtant si sombres déjà sous les plumes des congénères de Jacquot !
Mais, dira-t-on, pourquoi répudier « draconien », et d’où sort ce drastique ?
Nul mystère là-dessous. Les progrès accomplis par l’Éducation nationale font que plus aucun écolier n’entend parler de Dracon, dont l’inflexibilité éclairait jadis les potaches sur le sens de « draconien ». Intervient alors M. Soupe, individu d’apparence paisible, secoué par instant de pulsions de casseur. Il n’est d’ailleurs pas le seul. Les Gilets de flanelle : publicitaires, fabricants de parapluie, ministres, pédagogues, vandalisent à plaisir le lexique, vitrine de la langue. Puis Jacquot ramasse les morceaux et les jette à la figure de ses auditeurs ou lecteurs.
Donc, M. Soupe, qui parle plus volontiers le globish que la langue de Giraudoux, un jour où « draconien », lu dans un journal, lui était resté dans l’œil telle une escarbille, s’était souvenu de drastic. Il avait couru chercher son Harrap’s et vérifié : drastic signifie bien « énergique », voire « dramatique » et surtout « draconien », dont il est l’exact équivalent anglais. L’excellent homme avait esquissé un entrechat, renversé son bain de pied, « renseigné » deux grilles de mots croisés. L’enthousiasme gonflait son cœur comme une voile dans le vent.
Il avait oublié un détail. Trop pressé de consulter le Harrap’s, il avait négligé son Grand Robert, où un « drastique » bien français s’étalait en toutes lettres. Il eût fait la même constatation dans le Littré, et dans les autres dictionnaires avant leur pollution par la marée noire du franglais.
Il y eût appris ceci : longtemps avant d’envahir nos médias, drastic fut emprunté par les anglophones aux médecins allemands, qui l’avaient tiré du grec δραστικός, « qui agit efficacement», pour désigner un purgatif énergique. Puis l’anglais en avait étendu le sens. Et c’est ce sens étendu que rabâchent aujourd’hui les franglomanes, au détriment de multiples qualificatifs nuancés dont il usurpe la place. Or, précisent les philologues, dès 1741 « drastique » est attesté chez nous avec le même sens qu’en Allemagne, au point que cet adjectif, substantivé, a suivi l’exemple de « purgatif » comme synonyme savant de « purge ». Le français jusqu’à une époque récente n’avait ressenti aucun besoin d’en élargir le sens à l’anglaise.
Voilà pourquoi, lorsque Maître Jacquot sur son micro perché répète sans se lasser « drastique, drastique… », il fait bien rire certains pharmaciens, plus savants que les perroquets.
[1] Cf. numéros 282 et 283.
L’ « efficience » mise en cause
Ce soir-là, à l’aube du troisième millénaire, alors que Rabelais était mort depuis près de sept siècles et l’auteur des Femmes savantes depuis trois cent vingt-sept hivers, M. Trossitin-Mouliné, l’éminent linguiste et président de la Sorbonne, dînait chez Lipp en compagnie de quelques amis, dont M. Soupe et le journaliste Jacquot.
‒ Mon cher Soupe, dit soudain Trossitin avec un rien de condescendance en se tournant vers son voisin, que pensez-vous de notre habitude de désigner sous le nom de stylistique l’ensemble des démarches critiques, au sein des sciences du langage, qui étudient les composantes formelles du discours littéraire comme littéraire, la littérarité, c’est-
à-dire le fonctionnement linguistique du discours littéraire comme littéraire ? [1]
M. Soupe faillit avaler de travers sa bouchée de foie gras. Il n’avait pas encore lu le traité de sémiostylistique récemment publié par Trossitin ; traité où, dans l’introduction, s’étalait la même phrase. Le célèbre sémioticien en était à tel point satisfait qu’il la replaçait dans les dîners en ville.
‒ Je…, balbutia M. Soupe. Il se reprit aussitôt, sèchement : C’est une question d’efficacité.
Il avait recouvré le ton qui, au ministère, en imposait à ses subordonnés et agaçait ses supérieurs.
‒ Exactement ! approuva Jacquot, heureux d’intervenir enfin dans la conversation. Adorno et Derrida parlent par votre bouche. (Il n’avait lu ni l’un ni l’autre, mais connaissait la magie de leur nom dans les temples du Savoir.)
‒ Je dirais plus volontiers : une question d’efficience, compléta le président de la Sorbonne, la main droite dirigée vers l’épaule gauche comme s’il voulait rajuster sa toge.
En dépit de son culot de séide fraîchement recruté par le quatrième pouvoir, Jacquot fut impressionné. Il crut apercevoir, surplombant majestueusement le crâne de Trossitin, la toque jonquille des philosophes. « Il faut que j’arrête de sniffer », se dit-il.
‒ Vous avez raison ! s’écrièrent en chœur le jeune journaliste et M. Soupe. Ils repiquèrent du nez dans leur foie gras, arrosé d’un coteaux-du-layon qu’ils jugèrent d’un commun accord « très correct », bien terne commentaire pour un vin frais et fruité comme un ruisseau où s’ébattent des nymphes.
Rentré chez lui, le petit Jacquot courut dans son bureau consulter le Grand Robert. Il avait déjà lu quelque part le mot « efficience », ou l’avait entendu, mais sa conscience professionnelle peu commune lui intimait d’approfondir le sujet. Ce qu’il découvrit le laissa pantois. Il téléphona aussitôt à M. Soupe pour lui faire part de son désarroi : calqué sur efficiency, en 1923 selon les philologues, « efficience » était l’exact équivalent d’« efficacité ». Pur anglicisme, donc, déposé sur la côte française par des contrebandiers. Ces derniers en avaient simplement, d’un coup de pinceau, maquillé l’« y ». Seul existait auparavant dans notre vocabulaire l’adjectif « efficient », venu de Platon via Aristote et la scolastique médiévale, pour distinguer les causes dites premières, plus ou moins lointaines, de celles qui déterminent un effet direct.
‒ Eh bien ? Justement ! s’exclama M. Soupe au bout du fil, sautillant sur place comme un kangourou boxeur. Depuis 1923, dites-vous ? Il a encore si peu servi ! Que peut-il exister de plus up to date, de plus valorisant, de plus chic, de plus progressiste enfin, que cette efficience à la fois américaine en diable, d’apparence savamment universitaire, et qui remplace un vocable ringard ? « Efficacité » ! Oh, oh, oh ! Non mais, vous vous rendez compte ?
Jacquot, au restaurant, avait cru voir Trossitin en robe d’apparat. Il eut dans son bureau une nouvelle hallucination : au fond de la pièce, un individu rondouillard à la trogne rougeoyante, béret sur la tête, litron dans la poche, baguette de pain sous le bras, entonnait avec un sourire béat et l’accent de Champignol « Tout ça n’vaut pas… l’efficacité françai…zeu » sur l’air d’Un Clair de lune à Maubeuge.
Le journaliste s’épongea le front, remercia M. Soupe de lui avoir ouvert les yeux, raccrocha. Il se promit de répandre « efficience » à travers les ondes. Pour le papier imprimé, de bons copains s’en chargeraient. L’idée qu’une fois de plus il allait apporter à la foule ignorante le meilleur de la modernité l’emplissait d’une joie profonde.
Quant à M. Soupe, il se frottait mentalement les mains. Avant même d’être à l’œuvre, le déconstructivisme était déjà à la mode. Pour reconstruire autrement, il fallait commencer par démolir la langue française, cause (première ou efficiente ?) de toutes nos ankyloses. Avec Trossitin-Mouliné, Jacquot et quelques autres, on allait bientôt voir ce qu’on allait voir !
[1] Bien que dans le monde réel son auteur ne s’appelât pas exactement Trossitin-Mouliné, la phrase, il va sans dire, est authentique.
« Démultiplier » : une mécanique en panne
Au ministère de la Laïcité et de l’Éclairage urbain, M. Soupe avait été préposé, on le sait, à la réforme du langage administratif. Objectif : le rendre encore plus conforme à l’idée que s’en font l’État et ses employés, l’obscurcir autant que faire se peut, afin de bien pénétrer le citoyen de son incompétence et, partant, de l’obligation de s’en remettre à eux, À partir de 1981, soutenu par la faveur dont jouissait dans les urnes les bienfaiteurs de la Fonction publique, notre homme cessa de poser des limites à sa créativité. Il se crut tout permis et, d’ailleurs, on lui permit tout. Il lui arriva même de pervertir notre idiome par plaisir pur. Seul, le président de la République, lecteur éclairé de Chardonne, deux ou trois académiciens et Léon Zitrone continuèrent de parler correctement le français.
Ce bref rappel pour planter le décor. Ce qui va suivre se passa, sauf erreur, aux alentours de 1990.
« Je ne puis rester un instant sans penser », avait confié Napoléon à son frère Joseph. Le cerveau de M. Soupe ne demeurait non plus jamais inactif, Ce jour-là, dans son bureau aménagé au mieux de son agrément, arrosant son philodendron il songeait au rôle des préfixes. Un instinct rarement pris en défaut lui chuchotait qu’il pouvait y avoir là matière à maltraiter la langue. Cela, toutefois, demeurait très général et un peu embrouillé.
Il était sur le point de reposer son petit arrosoir de cuivre non loin de la cuvette où l’attendait le bain de pieds qui lui rafraîchirait l’esprit, quand le téléphone sonna. Le chef de bureau l’avertissait de son absence : « Je n’en ai pas pour longtemps. J’enclenche la surmultipliée ! » Il raccrocha. M. Soupe eut un sursaut, accompagné d’un éclair : « surmultipliée », comme l’épée d’Alexandre, avait tranché le nœud de ses réflexions.
« Voyons, voyons, se dit-il. Hormis l’emploi arithmétique, « multiplier » dans la vie courante signifie « augmenter une quantité ». Le préfixe « sur- », intensif, indique le renforcement de cette multiplication. Une vitesse de rotation surmultipliée, en mécanique, est plus rapide que la vitesse ordinairement transmise, grâce à un système d’engrenage différent. Si Léonard de Vinci était à mes côtés, il expliquerait ça très bien. D’autre part nous avons aussi le préfixe « dé- », séparatif ou privatif, qui forme en principe l’antonyme d’un état ou d’une action : dé-faire, dés-espoir… ». D’où « démultiplier ».
Il vérifia « démultiplier » dans plusieurs dictionnaires. Tous attribuaient au verbe mêmes domaine et sens : « réduire (une vitesse) ».
Il se gratta le menton, Il venait de s’aviser que le même préfixe latin pouvait jouer son rôle séparatif, non par retranchement mais par extension ou extériorisation, Ambulare = se promener, de–ambulare = se promener longtemps, plus loin ; dé-plorer n’est pas le contraire de pleurer, c’est s’affranchir du sentiment pour s’affliger par l’intellect (extension). Cette bifurcation était peut-être de nature à troubler le raisonnement. Ici le rusé fonctionnaire aperçut, confusément mêlé à « déployer », le parti à tirer de « dédoubler », qui signifie notamment « partager en deux » (Littré), donc diminue la quantité initiale, mais produit deux éléments à partir d’un seul. « Quiconque parle sans réfléchir, conclut M. Soupe, associera « démultiplier » à « dédoubler », et y verra la multiplication d’une unité alors qu’il s’agit de sa division. »
Épuisé par son analyse, il alla quérir une bouteille de Tullamore Dew qui, avec d’autres boissons, occupait une étagère du placard à dossiers. Il en avala au goulot une copieuse lampée, poussa un soupir d’aise, se reprit à penser : « Il faut miser sur l’ignorance de nos Jacquot[1]. Il y a quarante ans jamais je n’aurais osé… Mais au jour d’aujourd’hui, comme ils disent… (il ricana méchamment) pourquoi me gêner ? »
Il s’octroya derechef une goulée irlandaise, s’assit devant la bassine, roula ses bas de pantalon, ôta souliers et chaussettes, plongea les pieds dans l’eau tiède.
« Supposons, marmonnait-il, que Jacquot ne comprenne même plus le fonctionnement des machines dont il est si fier, sa bagnole par exemple. Déjà, dans la boite de vitesses, il a oublié le nom français du rapport qu’il appelle over drive. Parions en outre sur sa préférence pour les termes compliqués, qui le font paraître savant. Lorsqu’il voudra insister sur l’augmentation d’un nombre et, de surcroît, conférer à ses propos une allure scientifique, pourquoi ne pas essayer de lui faire dire le contraire ? Oh, oh, génial ! À contresens de « multiplier », voire de « surmultiplier », lui faire dire démultiplier, autrement dit : réduire ! Après tout, n’ai-je pas réussi à lui fourrer dans la tête implosion à la place d’explosion ? »
Un sourire sadique tordit ses lèvres. Toutes ces circulaires, contenant le verbe fatal, qu’il allait adresser aux services de l’État, aux salles de rédaction ! « Je vais démultiplier les moyens de répandre ce mot ! », s’écria-t-il, brandissant l’arrosoir. Son chef, qui rentrait avec une provision de gaufrettes fourrées, entendit ses éclats de voix dans le couloir. Il se demanda en anglais si M. Soupe, consumé par le burn out, n’était pas en train de devenir fou.
[1] Jeune journaliste aux dents longues, en relation amicale et professionnelle avec M. Soupe et déjà rencontré en sa compagnie.