Le vocabulaire de M. Soupe : « renseigner »

Cet article de Michel Mourlet a été publié dans le n° 282 de la revue Défense de la langue française (4e trimestre 2021). Il est reproduit ici avec l’autorisation de l’auteur.

Dans le ministère qu’il emplit de son inactivité,  l’immortel fonctionnaire  dépeint par Courteline dans Messieurs les Ronds-de-Cuir, M. Soupe en personne,  prend-il toujours son bain de pied chaque matin ? Cela se passait derrière son bureau poussiéreux où crayons, porte-plume, grattoir semblaient s’être enracinés ; où des piles de dossiers en grande souffrance se jetaient un défi : laquelle atteindrait le plafond la première ? Une chose est sûre : l’emploi du temps de M. Soupe s’est enrichi d’une occupation nouvelle. Jadis il lui arrivait de rédiger des circulaires internes, dont ses collègues faisaient des cocottes en papier. Aujourd’hui, rédacteur monté en grade à l’ancienneté, il est affecté à la Communication, ornée d’une majuscule.

   Cette promotion l’a amené à réfléchir à la meilleure façon de conférer aux documents destinés au public le style propre à l’Administration. Ce style sobre et neutre, qui tient du rapport de gendarmerie et de la notice nécrologique, doit de surcroît impressionner le vulgaire et si possible éveiller en lui le sentiment de sa native incapacité  à pénétrer dans le domaine réservé aux services de l’État. Mais un problème se pose à M. Soupe : des générations de collègues en manches de lustrine ont déjà poli et repoli ce style si particulier qui fait pousser au citoyen lambda des cris de surprise : « Aah ! C’est ça que ça veut dire ! » Pour justifier son nouveau  poste et les avantages attachés, il lui  faut donc innover. Deux outils se présentèrent d’abord : le néologisme inutile et l’anglicisme. Il les utilisa avec succès.        

   Cependant, inventions lexicales saugrenues et anglicismes souffrent d’un inconvénient : ils servent à tout le monde. Pour préserver le privilège linguistique de l’Administration, aussi jalouse de son vocabulaire spécialisé que l’institution judiciaire, le Dr Knock ou les voyous de banlieue, M. Soupe eut alors une fameuse idée : détourner le sens de certains vocables d’usage courant et les substituer à d’autres, trop simples pour ne pas détonner sous les ors de la République. Un matin, encore plus désœuvré que d’habitude, il aperçut entre deux piles de dossiers un projet de formulaire destiné aux maraîchers, pour solliciter une dérogation au diamètre normalisé de la carotte de Colmar. Il y jeta un coup d’œil, sursauta : un verbe insupportable s’étalait sur la page, comme sur le trottoir un souvenir de promenade canine : « remplir ». On demandait au producteur de carottes de « remplir le formulaire ». « Remplir » !  Assimiler un document de l’Administration à une carafe, à un estomac ! Le nez de M. Soupe se plissa de dégoût. Il froissa violemment le papier, le lança dans la corbeille, ferma les yeux, réfléchit deux minutes. Lui venaient d’autres mots d’une trivialité aussi offensante : « compléter » une fiche, « répondre » à un questionnaire…

   Soudain, un éclair le traversa. Dans son fauteuil articulé il faillit tomber à la renverse : son cerveau venait d’accoucher d’un verbe que jamais personne n’aurait songé à construire avec un complément inanimé : renseigner ! Non pas « inscrire des renseignements (sur une feuille) », mais renseigner un questionnaire ! Par son passé oral et littéraire, son étymon, les dérivés de « signe », l’itératif d’« enseigner » ne pouvait s’adresser qu’à l’esprit d’une personne, non à un imprimé. C’était par conséquent le vecteur idéal d’une transgression du sens, pour déboussoler le populaire et conserver sa prestigieuse ambiguïté d’oracle à la parole de l’État. 

   C’est à des initiatives de cette nature que l’on doit de tenir M. Soupe pour une grande figure de la Fonction publique. 

DLF : 222, avenue de Versailles, 75016 Paris. 01 42 65 08 87

dlf.contact@orange.fr

http://www.langue-française.org

Publié dans Langue Linguistique, Non classé | Laisser un commentaire

Faits et Méfaits de M. Soupe

M. Soupe est l’immortelle incarnation du Fonctionnaire dans Messieurs les ronds-de-cuir de Courteline. Je me suis amusé à le ressusciter pour raconter les mauvais traitements qu’il fait subir à la langue française, en compagnie de quelques complices : universitaires, publicitaires, journalistes, etc. Depuis un peu plus d’un an, chaque trimestre, un chapitre de ses aventures paraît dans la revue Défense de la langue française, bien connue des personnes qui souffrent d’assister à la destruction, tantôt involontaire, tantôt délibérée, de notre meilleur instrument de communication avec nos contemporains, nos ancêtres et, si possible, nos descendants. On trouvera ici les cinq premiers chapitres des aventures de M. Soupe.

à l’attention des lecteurs désireux de mieux connaître Défense de la langue française, en voici les coordonnées : 222, avenue de Versailles, 75016 Paris. 01 42 65 08 87. dlf.contact@orange.fr

Le vocabulaire de M. Soupe : « renseigner »

    Dans le ministère qu’il emplit de son inactivité,  l’immortel fonctionnaire  dépeint par Courteline dans Messieurs les Ronds-de-Cuir, M. Soupe en personne,  prend-il toujours son bain de pied chaque matin ? Cela se passait derrière son bureau poussiéreux où crayons, porte-plume, grattoir semblaient s’être enracinés ; où des piles de dossiers en grande souffrance se jetaient un défi : laquelle atteindrait le plafond la première ? Une chose est sûre : l’emploi du temps de M. Soupe s’est enrichi d’une occupation nouvelle. Jadis il lui arrivait de rédiger des circulaires internes, dont ses collègues faisaient des cocottes en papier. Aujourd’hui, rédacteur monté en grade à l’ancienneté, il est affecté à la Communication, ornée d’une majuscule.

   Cette promotion l’a amené à réfléchir à la meilleure façon de conférer aux documents destinés au public le style propre à l’Administration. Ce style sobre et neutre, qui tient du rapport de gendarmerie et de la notice nécrologique, doit de surcroît impressionner le vulgaire et si possible éveiller en lui le sentiment de sa native incapacité  à pénétrer dans le domaine réservé aux services de l’État. Mais un problème se pose à M. Soupe : des générations de collègues en manches de lustrine ont déjà poli et repoli ce style si particulier qui fait pousser au citoyen lambda des cris de surprise : « Aah ! C’est ça que ça veut dire ! » Pour justifier son nouveau  poste et les avantages attachés, il lui  faut donc innover. Deux outils se présentèrent d’abord : le néologisme inutile et l’anglicisme. Il les utilisa avec succès.         

   Cependant, inventions lexicales saugrenues et anglicismes souffrent d’un inconvénient : ils servent à tout le monde. Pour préserver le privilège linguistique de l’Administration, aussi jalouse de son vocabulaire spécialisé que l’institution judiciaire, le Dr Knock ou les voyous de banlieue, M. Soupe eut alors une fameuse idée : détourner le sens de certains vocables d’usage courant et les substituer à d’autres, trop simples pour ne pas détonner sous les ors de la République. Un matin, encore plus désœuvré que d’habitude, il aperçut entre deux piles de dossiers un projet de formulaire destiné aux maraîchers, pour solliciter une dérogation au diamètre normalisé de la carotte de Colmar. Il y jeta un coup d’œil, sursauta : un verbe insupportable s’étalait sur la page, comme sur le trottoir un souvenir de promenade canine : « remplir ». On demandait au producteur de carottes de « remplir le formulaire ». « Remplir » !  Assimiler un document de l’Administration à une carafe, à un estomac ! Le nez de M. Soupe se plissa de dégoût. Il froissa violemment le papier, le lança dans la corbeille, ferma les yeux, réfléchit deux minutes. Lui venaient d’autres mots d’une trivialité aussi offensante : « compléter » une fiche, « répondre » à un questionnaire…

   Soudain, un éclair le traversa. Dans son fauteuil articulé il faillit tomber à la renverse : son cerveau venait d’accoucher d’un verbe que jamais personne n’aurait songé à construire avec un complément inanimé : renseigner ! Non pas « inscrire des renseignements (sur une feuille) », mais renseigner un questionnaire ! Par son passé oral et littéraire, son étymon, les dérivés de « signe », l’itératif d’« enseigner » ne pouvait s’adresser qu’à l’esprit d’une personne, non à un imprimé. C’était par conséquent le vecteur idéal d’une transgression du sens, pour déboussoler le populaire et conserver sa prestigieuse ambiguïté d’oracle à la parole de l’État. 

   C’est à des initiatives de cette nature que l’on doit de tenir M. Soupe pour une grande figure de la Fonction publique. 

Les trouvailles de M. Soupe : « signalétique »

   Depuis la première guerre mondiale et jusqu’à une époque récente, pour nommer un ensemble de signaux de toute nature : flèches, panneaux, avertissements lumineux, balisant un itinéraire afin d’en faciliter le parcours ou d’assurer la sécurité des usagers, le français disposait d’un terme,  nécessaire et suffisant : « signalisation ». Et depuis le XIXe siècle il existait un adjectif : « signalétique », lié au signalement physique des individus. L’adjectif qualifiait aussi des listes de références, publiées notamment par les sociétés savantes (« bulletin signalétique »).

   Substantivée au siècle dernier par les linguistes, la signalétique est devenue une branche de la sémiologie, ou étude des signes. Elle englobe toutes les données conceptuelles relatives aux signaux. C’est une science, une histoire, un domaine de réflexion, Elle peut s’étendre aux principes qui caractérisent le style et le contenu des signaux d’une grande entreprise de communication ou de transport : la signalétique de la SNCF, par exemple.  Elle ne saurait désigner une série de pancartes réglementant une circulation.

   Or, un matin, la fatalité voulut que M. Soupe, se rendant à son bureau au volant de sa vieille Peugeot, se heurtât à un disque rouge barré de blanc, surmonté d’une flèche jaune : « déviation pour travaux ». M. Soupe freina, donna un coup de volant dans la direction indiquée, se lança dans un labyrinthe semé d’autres flèches. Elles disparurent au bout d’un moment, le laissant désemparé au milieu d’un rond-point.

   « Bravo les Ponts et Chaussées ! » grommela-t-il. Il ajouta in petto : « Pas f… d’installer une signalisation correcte jusqu’au bout. » Bizarrement, le reproche tournait dans sa tête comme un cyprin doré dans un bocal. Soudain il sursauta, rebondit sur son siège, freina brutalement. Il balbutiait des phrases sans suite en ricanant : « Que c’est bête !… D’un banal !… ça fait, ah ! ah ! motard qui verbalise… ouais, voilà… guide Michelin… congés payés…Hein hein ! Quelle horreur ! »   Il reprit de la vitesse et, à force de zigzags, finit par retrouver son chemin.

   Il arriva enfin au ministère. Il salua rapidement les collègues qui discutaient dans les couloirs de la victoire de Marseille sur Saint-Étienne. Il parvint à son bureau, à sa bassine, qu’il alla remplir d’eau chaude au robinet du lavabo[1]. Puis, un peu calmé, il releva ses bas de pantalon, ôta ses richelieus, ses chaussettes et plongea les pieds dans l’eau avec délice.

   « Il faut bannir le populisme du langage administratif», marmonna-t-il. Son cerveau faisait des bulles : « Signalisation… signalisation… Alors qu’on délocalise, qu’on renseigne un questionnaire… On parle encore de signalisation ! » Il fouillait dans son grenier lexical où s’entassaient d’anciens souvenirs de Saussure, Jakobson, Chomsky. Tout à coup il aperçut, coincé entre « herméneutique » et « systémique », l’un de ces coruscants vocables  universitaires qui lui servaient dans sa folle jeunesse à éblouir les jeunes filles. La musique savante des syllabes lui flatta aussi délicatement l’oreille que la « problématique » substituée au malsonnant « problème ». « Euréka ! » s’écria-t-il, nouvel Archimède, les orteils baignés d’eau tiède.  Il tenait son mot. Le mot déconcertant, inapproprié, détourné de son sens afin d’usurper la place du mot usuel ; et qui frapperait de stupeur ses concitoyens.

   C’est ainsi que désormais, pour garer notre voiture au parc-auto municipal de Trifouilly-en-Gâtinais, ou respecter le sens de la visite au Musée de la Brosse à dents, nous sommes invités à en suivre, non pas la signalisation, non pas les flèches, mais la signalétique. Et c’est ainsi que les amateurs de tautologie burlesque peuvent lire dans l’édition 1985 du Robert cette admirable définition, reprise par le Centre national de ressources textuelles et lexicales[2] : « Signalétique : ensemble des éléments constituant une signalisation ».  


[1] Voir dans le numéro précédent « Le vocabulaire de M. Soupe ».

[2] https://www.cnrtl.fr/definition/signalétique

« Drastique », le barbarisme scatologique

   C’était à Courbevoie, non loin d’un garage, dans un dépôt d’autocars.

   À quelques semaines d’une importante élection à laquelle elle se présentait, Mme Salammbô avait organisé une grande réunion publique. Au moins trente-cinq personnes venues de toute la France s’y étaient rendues, parmi lesquelles le jeune journaliste Jacquot et M. Soupe, préposé à l’enrichissement du vocabulaire administratif, tout guilleret de ses récents succès[1].

   À la sortie, l’un et l’autre se congratulèrent. « Bonjour, Jacquot, dit M. Soupe. Alors, ce programme ? En prendrez-vous de la graine ? » Jacquot opina : « Les mesures, surtout ; ces mesures… » Il cherchait désespérément à qualifier la rigueur des dispositions annoncées par la candidate pour contenir les dépenses publiques tout en augmentant le nombre et la rémunération des employés de l’État.

   Depuis quelque temps, M. Soupe essayait de promouvoir un adjectif destiné à remplacer « draconien ». Il en était très fier. Un adjectif parfait : intempestif, inutile, inadéquat et même saugrenu. Pour l’imposer, l’appui de la presse se révélait indispensable. M. Soupe saisit la chance au collet :

   ‒ Vous voulez dire des mesures drastiques ! lança-t-il. Derrière ses lunettes brilla fugitivement une lueur de triomphe.

  Jacquot ouvrit le bec et avala ce drastique, dont les syllabes tranchantes lui semblèrent faucher tout un parterre d’épithètes, inventées à seule fin de lui pourrir la vie. Il secoua la main de M. Soupe et s’en alla répandre le mot providentiel dans les salles de rédaction. Pour user d’une métaphore qu’on y affectionne autant que la cerise sur le gâteau, ce fut une trainée de poudre. Désormais tout ce qui était, non seulement « draconien », mais « énergique », « dur », « fort », « sévère », « radical », « impitoyable », « coercitif », « contraignant », voire « considérable » ou « excessif » (une hausse, une baisse), devint drastique. Jusqu’aux coupes claires elles-mêmes (dans un budget par exemple)… pourtant si sombres déjà sous les plumes des congénères de Jacquot !

   Mais, dira-t-on, pourquoi répudier « draconien », et d’où sort ce drastique ?

   Nul mystère là-dessous. Les progrès accomplis par l’Éducation nationale font que plus aucun écolier n’entend parler de Dracon, dont l’inflexibilité éclairait jadis les potaches sur le sens de « draconien ». Intervient alors M. Soupe, individu d’apparence paisible, secoué par instant de pulsions de casseur. Il n’est d’ailleurs pas le seul. Les Gilets de flanelle : publicitaires, fabricants de parapluie, ministres, pédagogues, vandalisent à plaisir le lexique, vitrine de la langue. Puis Jacquot ramasse les morceaux et les jette à la figure de ses auditeurs ou lecteurs.

   Donc, M. Soupe, qui parle plus volontiers le globish que la langue de Giraudoux, un jour où « draconien », lu dans un journal, lui était resté dans l’œil telle une escarbille, s’était souvenu de drastic. Il avait couru chercher son Harrap’s et vérifié : drastic signifie bien « énergique », voire « dramatique » et surtout « draconien », dont il est l’exact équivalent anglais. L’excellent homme  avait esquissé un entrechat, renversé son bain de pied, « renseigné » deux grilles de mots croisés. L’enthousiasme gonflait son cœur comme une voile dans le vent.

   Il avait oublié un détail. Trop pressé de consulter le Harrap’s, il avait négligé son Grand Robert, où un « drastique » bien français s’étalait en toutes lettres. Il eût fait la même constatation dans le Littré, et dans les autres dictionnaires avant leur pollution par la marée noire du franglais.

   Il y eût appris ceci : longtemps avant d’envahir nos médias, drastic fut emprunté par les anglophones aux médecins allemands, qui l’avaient tiré du grec δραστικός, « qui agit efficacement», pour désigner un purgatif énergique. Puis l’anglais en avait étendu le sens. Et c’est ce sens étendu que rabâchent aujourd’hui les franglomanes, au détriment de multiples qualificatifs nuancés dont il usurpe la place. Or, précisent les philologues,  dès 1741 « drastique » est attesté chez nous avec le même sens qu’en Allemagne, au point que cet adjectif, substantivé, a suivi l’exemple de « purgatif » comme synonyme savant de « purge ». Le français jusqu’à une époque récente n’avait ressenti aucun besoin d’en élargir le sens à l’anglaise.

   Voilà pourquoi, lorsque Maître Jacquot sur son micro perché répète sans se lasser « drastique, drastique… », il fait bien rire certains pharmaciens, plus savants que les perroquets.


[1] Cf. numéros 282 et 283.

L’ « efficience » mise en cause

   Ce soir-là,  à l’aube du troisième millénaire, alors que Rabelais était mort depuis près de sept siècles et l’auteur des Femmes savantes depuis trois cent vingt-sept hivers, M. Trossitin-Mouliné, l’éminent linguiste et président de la Sorbonne, dînait chez Lipp en compagnie de quelques amis, dont M. Soupe et le journaliste Jacquot.  

   ‒ Mon cher Soupe, dit soudain Trossitin avec un rien de condescendance en se tournant vers son voisin, que pensez-vous de notre habitude de désigner sous le nom de stylistique l’ensemble des démarches critiques, au sein des sciences du langage, qui étudient les composantes formelles du discours littéraire comme littéraire, la littérarité, c’est-
à-dire le fonctionnement linguistique du discours littéraire comme littéraire ? [1]

   M. Soupe faillit avaler de travers sa bouchée de foie gras. Il n’avait pas encore lu le traité de sémiostylistique récemment publié par Trossitin ; traité où, dans l’introduction, s’étalait la même phrase. Le célèbre sémioticien en était  à tel point satisfait qu’il la replaçait dans les dîners en ville.

   ‒ Je…, balbutia M. Soupe. Il se reprit aussitôt, sèchement : C’est une question d’efficacité.

   Il avait recouvré le ton qui, au ministère, en imposait à ses subordonnés et agaçait ses supérieurs.

   ‒ Exactement ! approuva Jacquot, heureux d’intervenir enfin dans la conversation. Adorno et Derrida parlent par votre bouche. (Il n’avait lu ni l’un ni l’autre, mais connaissait la magie de leur nom dans les temples du Savoir.)

   ‒ Je dirais plus volontiers : une question d’efficience, compléta le président de la Sorbonne, la main droite dirigée vers l’épaule gauche comme s’il voulait rajuster sa toge.

   En dépit de son culot de séide fraîchement recruté par le quatrième pouvoir, Jacquot fut impressionné. Il crut apercevoir, surplombant  majestueusement le crâne de Trossitin, la toque jonquille des philosophes. « Il faut que j’arrête de sniffer », se dit-il.

   ‒ Vous avez raison ! s’écrièrent en chœur le jeune journaliste et M. Soupe. Ils repiquèrent du nez dans leur foie gras, arrosé d’un  coteaux-du-layon qu’ils jugèrent d’un commun accord « très correct », bien terne commentaire pour un vin  frais et fruité comme un ruisseau où s’ébattent des nymphes.  

   Rentré chez lui, le petit Jacquot courut dans son bureau consulter le Grand Robert. Il avait déjà lu quelque part le mot « efficience », ou l’avait entendu, mais sa conscience professionnelle peu commune lui intimait d’approfondir le sujet. Ce qu’il découvrit le laissa pantois. Il téléphona aussitôt à M. Soupe pour lui faire part de son désarroi : calqué sur efficiency, en 1923 selon les philologues, « efficience » était l’exact équivalent d’« efficacité ». Pur anglicisme, donc, déposé sur la côte française par des contrebandiers. Ces derniers en avaient simplement, d’un coup de pinceau, maquillé l’« y ». Seul existait auparavant dans notre vocabulaire l’adjectif « efficient », venu de Platon via Aristote et la scolastique médiévale, pour distinguer les causes dites premières, plus ou moins lointaines, de celles qui déterminent un effet direct.

   ‒ Eh bien ? Justement ! s’exclama M. Soupe au bout du fil, sautillant sur place comme un kangourou boxeur. Depuis 1923, dites-vous ? Il a encore si peu servi ! Que peut-il exister de plus up to date, de plus valorisant, de plus chic, de plus progressiste enfin, que cette efficience à la fois américaine en diable, d’apparence savamment universitaire, et qui remplace un vocable ringard ? « Efficacité » ! Oh, oh, oh ! Non mais, vous vous rendez compte ?

   Jacquot, au restaurant, avait cru voir Trossitin en robe d’apparat. Il eut dans son bureau une nouvelle hallucination : au fond de la pièce, un individu rondouillard à la trogne rougeoyante, béret sur la tête, litron dans la poche, baguette de pain sous le bras, entonnait avec un sourire béat et l’accent de Champignol  « Tout ça n’vaut pas… l’efficacité françai…zeu » sur l’air d’Un Clair de lune à Maubeuge.

   Le journaliste s’épongea le front, remercia M. Soupe de lui avoir ouvert les yeux, raccrocha. Il se promit de répandre « efficience » à travers les ondes. Pour le papier imprimé, de bons copains s’en chargeraient. L’idée qu’une fois de plus il allait apporter à la foule ignorante le meilleur de la modernité l’emplissait d’une joie profonde.

   Quant à M. Soupe, il se frottait mentalement les mains. Avant même d’être à l’œuvre, le déconstructivisme était déjà à la mode. Pour reconstruire autrement, il fallait commencer par démolir la langue française, cause  (première ou efficiente ?) de toutes nos ankyloses. Avec Trossitin-Mouliné, Jacquot et quelques autres, on allait bientôt voir ce qu’on allait voir !


[1] Bien que dans le monde réel son auteur ne s’appelât pas exactement Trossitin-Mouliné, la phrase, il va sans dire, est authentique.

« Démultiplier » : une mécanique en panne

   Au ministère de la Laïcité et de l’Éclairage urbain, M. Soupe avait été préposé, on le sait, à la réforme du langage administratif. Objectif : le rendre encore plus conforme à l’idée que s’en font l’État et ses employés, l’obscurcir autant que faire se peut, afin de bien pénétrer le citoyen de son incompétence et, partant, de l’obligation de s’en remettre à eux, À partir de 1981, soutenu par la faveur dont jouissait dans les urnes les bienfaiteurs de la Fonction publique, notre homme cessa de poser des limites à sa créativité. Il se crut tout permis et, d’ailleurs, on lui permit tout. Il lui arriva même de pervertir notre idiome par plaisir pur. Seul, le président de la République, lecteur éclairé de Chardonne, deux ou trois académiciens et Léon Zitrone continuèrent de parler correctement le français.

   Ce bref rappel pour planter le décor. Ce qui va suivre se passa, sauf erreur, aux alentours de 1990.

   « Je ne puis rester un instant sans penser », avait confié Napoléon à son frère Joseph. Le cerveau de M. Soupe ne demeurait non plus jamais inactif, Ce jour-là, dans son bureau aménagé au mieux de son agrément, arrosant son philodendron il songeait au rôle des préfixes. Un instinct rarement pris en défaut lui chuchotait qu’il pouvait y avoir là matière à maltraiter la langue.  Cela, toutefois, demeurait très général et un peu embrouillé.

   Il était sur le point de reposer son petit arrosoir de cuivre non loin de la cuvette où l’attendait le bain de pieds qui lui rafraîchirait l’esprit, quand le téléphone sonna. Le chef de bureau l’avertissait de son absence : « Je n’en ai pas pour longtemps. J’enclenche la surmultipliée ! » Il raccrocha. M. Soupe eut un sursaut, accompagné d’un éclair : « surmultipliée », comme l’épée d’Alexandre, avait tranché le nœud de ses réflexions.

   « Voyons, voyons, se dit-il. Hormis l’emploi arithmétique, « multiplier » dans la vie courante signifie « augmenter une quantité ». Le préfixe « sur- », intensif, indique le renforcement de cette multiplication. Une vitesse de rotation surmultipliée, en mécanique, est plus rapide que la vitesse ordinairement transmise, grâce à un système d’engrenage différent.  Si Léonard de Vinci était à mes côtés, il expliquerait ça très bien. D’autre part nous avons aussi le préfixe « dé- », séparatif ou privatif, qui forme en principe l’antonyme d’un état ou d’une action : dé-faire, dés-espoir… ». D’où « démultiplier ».

   Il vérifia « démultiplier » dans plusieurs dictionnaires. Tous attribuaient au verbe mêmes domaine et sens : « réduire (une vitesse) ».

   Il se gratta le menton, Il venait de s’aviser que  le même préfixe latin pouvait jouer son rôle séparatif, non par retranchement mais par extension ou extériorisation, Ambulare = se promener, deambulare = se promener longtemps, plus loin ; dé-plorer n’est pas le contraire de pleurer, c’est s’affranchir du sentiment pour s’affliger par l’intellect (extension). Cette bifurcation était peut-être de nature à troubler le raisonnement. Ici le rusé fonctionnaire aperçut, confusément mêlé à « déployer », le parti à  tirer de « dédoubler », qui signifie notamment « partager en deux » (Littré), donc diminue la quantité initiale, mais produit deux éléments à partir d’un seul. « Quiconque parle sans réfléchir, conclut M. Soupe, associera « démultiplier » à « dédoubler », et y verra la multiplication d’une unité alors qu’il s’agit de sa division. »

    Épuisé par son analyse, il alla quérir une bouteille de Tullamore Dew qui, avec d’autres boissons, occupait une étagère du placard à dossiers. Il en avala au goulot une copieuse lampée, poussa un soupir d’aise, se reprit à penser : « Il faut miser sur l’ignorance de nos Jacquot[1]. Il y a quarante ans jamais je n’aurais osé… Mais au jour d’aujourd’hui, comme ils disent… (il ricana méchamment) pourquoi me gêner ? »

   Il s’octroya derechef une  goulée irlandaise, s’assit devant la bassine, roula ses bas de pantalon, ôta souliers et chaussettes, plongea les pieds dans l’eau tiède.

   « Supposons, marmonnait-il, que Jacquot ne comprenne même plus le fonctionnement des machines dont il est si fier, sa bagnole par exemple. Déjà, dans la boite de vitesses, il a oublié le nom français du rapport qu’il appelle over drive. Parions en outre sur sa préférence pour les termes compliqués,  qui le font paraître savant.  Lorsqu’il voudra insister sur l’augmentation d’un nombre et, de surcroît, conférer à ses propos une allure scientifique, pourquoi ne pas essayer de lui faire dire le contraire ? Oh, oh, génial ! À contresens de « multiplier », voire de « surmultiplier », lui faire dire démultiplier, autrement dit : réduire ! Après tout, n’ai-je pas réussi à lui fourrer dans la tête implosion à la place  d’explosion ? » 

   Un sourire sadique tordit ses lèvres. Toutes ces circulaires, contenant le verbe fatal, qu’il allait adresser aux services de l’État, aux salles de rédaction ! « Je vais démultiplier les moyens de répandre ce mot ! », s’écria-t-il, brandissant l’arrosoir. Son chef, qui rentrait avec une provision de gaufrettes fourrées, entendit ses éclats de voix dans le couloir. Il se demanda en anglais si M. Soupe, consumé par le burn out, n’était pas en train de  devenir fou.


[1] Jeune journaliste aux dents longues, en relation amicale et professionnelle avec M. Soupe et déjà rencontré en sa compagnie.

Publié dans Langue Linguistique | Tagué , , , , , | Laisser un commentaire

Molière en Bouquet

(Publié par Michel Mourlet dans le n° 38, juin 2022, de la revue Livr’Arbitres et reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.)

   Le seul vrai privilège de l’âge est de pouvoir rappeler le passé comme on rappelle un chien fidèle. Rien n’adoucit mieux le présent que de caresser un souvenir. Pourtant, en cette fin de matinée presque printanière de 1971, j’avais plutôt affaire à un gros chat aux inflexions ronronnantes, mais qui, d’un coup de patte imprévisible, savait aussi griffer. J’étais venu saluer mon ami Santelli, qui mettait la dernière main à sa réalisation télévisée du Malade imaginaire. Claude m’avait présenté à Michel Bouquet, interprète d’Argan. C’est ainsi que je me retrouvais à bavarder avec ce grand comédien alors au sommet de son art.

Michel Bouquet dans le Malade imaginaire réalisé par Claude Santelli

   Avant d’évoquer ses propos, précieusement conservés dans mon Journal critique, je voudrais donner très rapidement à ceux qui ne l’ont pas connue une idée de ce qu’était la télévision dans le cadre de l’ORTF, en 1971. M’étant beaucoup occupé du petit écran à l’époque, il me suffit de consulter ledit Journal juste avant et juste après la diffusion de la pièce de Molière. À quelques jours d’intervalle sur les chaînes 1 et 2, qui composaient alors le service public et la totalité de notre « paysage audiovisuel » : « Naissance de l’esprit Dada à New York » (début de la série les Archives de notre temps, de Jean-José Marchand), une grande émission sur Bernanos, Yvette d’après Maupassant, la Ville dont le prince est un enfant de Montherlant.

   Loin d’être la simple retransmission filmée d’une soirée théâtrale, le Malade imaginaire était une des premières créations à part entière de Claude Santelli, l’homme qui a offert des records d’audience à Diderot, Giono, Musset, « l’Ami Maupassant ».

   ‒ Pour moi, m’avait dit Claude en a parte, le Malade est une grande pièce poétique et même, par certains côtés, fantastique. Il s’agit de montrer comment la maladie envahit la maison dans les moindres détails : ambiance feutrée, lumière tamisée par les vitraux, voix basses, sentiment d’intimité. En somme un réalisme intériorisé qui est tout le contraire de ce qu’on fait d’habitude au théâtre. 

   Michel Bouquet, à qui je rapportai ce propos de son metteur en scène, le confirma entièrement :

   ‒  C’est une très grande pièce, la plus grande peut-être de Molière, la plus mystérieuse, la plus poétique, une de ces œuvres qu’on ne peut créer qu’à la fin d’une vie, quand on est arrivé au suprême degré de maîtrise de son art et qu’on peut – qu’on ose – dire enfin les choses les plus secrètes, comme sans y toucher, avec une liberté et une élégance souveraines. Cela évoque pour moi … le dernier Goethe peut-être, ou bien La Flute enchantée, avec ses accents déchirants qui traversent brusquement la gaieté pour s’évanouir aussitôt.

   Je devais le vérifier lors de la diffusion. L’atmosphère de mystère et d’intimité invoquée par Santelli et par Bouquet se trouvait du reste accentuée par la couleur, arrivée sur les écrans trois ans et demi auparavant : des tons bruns et chauds baignés d’’éclairages discrets, d’où l’inspiration picturale n’était pas absente ; non pas comme trop souvent pour « faire joli », mais pour orienter la trame sensible, dramaturgique, de l’espace.

  Santelli  était parti. Nos montres marquaient presque midi. Bouquet voulait rentrer chez lui. Je lui proposai de rester encore quelques minutes dans le studio, puis de le ramener en voiture. Bien m’en prit. Ce fut un quasi monologue dont je notai l’essentiel – et les tournures heureuses – dans le calepin qui jamais ne me quitte :

   ‒ Je n’ai pas voulu, dit-il, jouer le Malade pour le rôle d’Argan, comme je viens par exemple de jouer Le Tartuffe pour jouer Tartuffe. Je voulais jouer le Malade pour la pièce elle-même. Le personnage, dans une certaine mesure, m’a … échappé, tout au long de la pièce. Je veux dire que c’est le plus complexe et le plus déconcertant de tous les personnages de Molière. Nous avons affaire à un portrait éclaté, discontinu, en dents de scie, presque illogique, en cela très moderne, de même que la pièce, pas du tout construite selon les canons classiques.

   Je lui fis remarquer que ce n’est pas la seule : Dom Juan est d’une construction encore plus libre !

   ‒ Argan est un naïf et pourtant ce qu’il fait ressemble à un psychodrame très intellectuel. Il est à la fois pareil à un enfant, et très attentif, très dur, très « bourgeois » en ce qui touche aux détails domestiques. Il a peur de la mort mais il a aussi peur de la vie et, pour les fuir l’une et l’autre, il entre en maladie comme on entre dans les Ordres. Il y a dans son égocentrisme forcené, dans ses excès tyranniques, quelque chose d’Ubu, mais sans le côté caricature, énorme ; en restant toujours dans les limites de la vérité la plus quotidienne. Et, par moment, des confidences très graves sont chuchotées, des frémissements tragiques parcourent la pièce, à peine esquissés, auxquels on pourrait ne pas prendre garde.

  Ce n’est pas un autoportrait que Molière a peint, mais plutôt un portrait de ses pensées, de ses sentiments, de ses angoisses détachées de sa propre personne, juste avant la mort. Ce n’est pas aux médecins qu’il s’en prend, mais à la médecine, à cette utopie, à ce rêve déraisonnable qu’est la médecine, quelles que soient les qualités et les capacités des hommes qui la pratiquent. Et, au fond de tout cela, on sent comme un désir de retour à l’enfance, une nostalgie de la tiédeur d’avant l’enfance même, quelque chose de fœtal et qui fait penser à la psychanalyse, très précisément.

  Par cet aspect aussi, comme par sa construction et par la construction du personnage, le Malade est une pièce inquiétante et troublante ; mais pas seulement par cet aspect. Car une pièce qui commence à la manière de Ionesco, par une énumération de mots absurdes, et dont les dialogues entre gens qui ne s’écoutent pas, les dialogues de sourds, évoquent parfois Pinter, cela est bien étrange, plus qu’étrange, au XVIIe siècle français. 

   Ce Malade imaginaire hors du commun bénéficiait d’une distribution éblouissante : aux côtés deBouquet, Danielle Lebrun jouait Béline, Michel Lonsdale (qui ne se prénommait pas encore Michael) M. Purgon, Julien Guiomar Diafoirus, Michel Duchaussoy Béralde, Et, comme on ne refuse rien à Molière, la musique était de Georges Delerue. On imagine le superbe hommage que c’eût été à Michel Bouquet.au lendemain de sa mort ‒ et hommage à elle-même,  si la télévision française sortant de ses ornières, de ses quotas, de ses séries docilement citoyennes et de ses divertissements pour chimpanzés, avait programmé ce monument…

Publié dans Culture | Tagué , , , | Laisser un commentaire

Le drapeau de la reddition

Cet article polémique de Michel Mourlet a été publié dans Service littéraire (numéro de mars 2022). Il est reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Dans Valeurs Actuelles du 6 janvier, François d’Orcival fustige avec raison l’incroyable substitution de drapeau sous l’Arc de triomphe. Doit-on attribuer ce nouveau scandale, après tant d’autres saluts à l’anti-France, à une « faute » de M. Macron ? « On sait bien qu’il veut souligner la présidence du Conseil de l’Union européenne qu’il occupe depuis ce premier janvier. » Certes, tout le monde a compris la correspondance du geste et de la date, mais peut-on croire que ce « grand remplacement » soit une simple maladresse, l’effet d’une irréflexion, d’une méconnaissance du symbole historique lié au bloc sacré formé par l’arche de pierre, le tombeau, la flamme et l’oriflamme ? Si tel était le cas, il faudrait immédiatement  entamer une procédure de destitution du président pour incapacité mentale.

   La réalité m’apparaît sous un jour différent. Il convient  de prendre en compte une idée de M. Macron qui sous-tend la plupart de ses propos et de ses actes : la boussole de l’Histoire indique  Bruxelles comme terminus du parcours de nos nations, appelées à s’y agréger en une fédération où s’aboliront définitivement leur souveraineté, leur identité, leur  action sur l’Histoire et même leur langue, à l’instar de ce qui s’est passé jadis  pour les provinces rattachées à la couronne de France. En dépit de la formule magique « en même temps », une chose ne saurait être elle-même et son contraire, ni la France s’intégrer à une « Europe plus souveraine » tout en conservant sa propre  liberté.

   Cette finalité que, dès le début de la construction européenne, le général De Galle, les Britanniques et les Allemands avaient parfaitement aperçue, les premiers pour s’en tenir écartés, les derniers pour y placer leur espoir de réaliser enfin le vieux rêve germanique sans effusion de sang, cette finalité, les peuples, d’abord abusés, n’en veulent pas. À l’inverse, les « élites », cette aristocratie apatride de la finance, de la technocratie et des médias dont M. Macron est l’un des fondés de pouvoir, s’y emploient sans relâche,  Jean Monnet tenant la main de Giscard, qui tient la main de Mitterrand, qui tient la main du renégat Chirac, qui tient la main du petit Nicolas,  et ainsi de suite.

   Mais comme une majorité de la population, instruite par trente années d’expérience, n’en veut plus et l’a fait savoir, notamment par un vote en 2005, une méthode éprouvée en d’autres domaines est mise en œuvre : l’imprégnation subreptice des esprits. D’a-bord à doses légères, espacées, on teste la réaction à une « avancée ». On augmente la dose, on diminue les intervalles si la réaction est modérée. Violente, on bat en retraite, profil bas : « L’enlèvement bien sûr était prévu. » Sûr qu’il était prévu en cas de protestations trop vigoureuses, l’escamotage du drapeau de la reddition nationale !

   C’est ainsi qu’on a peu à peu, insidieusement, désagrégé la cellule familiale, légalisé les épousailles burlesques de Le Luron et Coluche, habitué nos papilles à consommer des produits sans saveur, entraîné les Gaulois, quand arrive le gâteau couronné de petites flammes, à entonner l’hymne mondialiste : « Happy Birthday to you !». C’est ainsi qu’on est parvenu à diaboliser l’instinct de survie d’un peuple, à stigmatiser les affects les plus ancrés dans l’espèce, infantiliser les adultes, insulter la logique, marginaliser le bon sens. C’est ainsi qu’on fait progresser l’humanisme en valorisant l’incompétence et la laideur.

   On avait réussi à hisser le chiffon mité de l’Euroland sur les bâtiments de la République où il n’avait que faire, sinon suggérer que deux emblèmes souverains, c’est un de trop. Personne n’avait protesté, nul patriote n’était venu avec une échelle pour décrocher la provocante muleta bleue agitée devant les cornes des cocus. Il fallait donc tenter le coup, en profitant de la pandémie qui obnubile le bon peuple : ôter l’inutile et encombrant rappel de l’épopée d’une très ancienne et très glorieuse nation, promise au rang de canton suisse. L’essai, cette fois-ci, est manqué. Si M. Macron est réélu, attendons-nous à de prochaines tentatives, plus ou moins en douceur. Et mine de rien, toujours.                                                    

Publié dans Politique et information | Tagué , , , | Laisser un commentaire

Barbarismes à la mode

Cet article de Michel Mourlet a été publié dans le n° 278 de la revue Défense de la langue française (4e trimestre 2020). Il est reproduit ici avec l’autorisation de l’auteur.

« Conséquent » substitué à « important »

Barbarisme : Faute grossière de langage, […] utilisation d’un mot dans un sens qu’il n’a pas. (Le Petit Robert).

   L’appauvrissement galopant du vocabulaire, qui appelle à la rescousse tant d’anglicismes inutiles, l’ignorance de la syntaxe, la lecture des bons auteurs en déshérence font remonter à la surface d’anciennes impropriétés et des constructions fautives longtemps combattues, dont on se croyait débarrassé. Les « je m’en rappelle », les « j’ai ramené » pour « j’ai rapporté », dans les écoles de ma jeunesse nous valaient de salutaires coups de règle sur les doigts. Ils foisonnent désormais à toute heure de la journée, dès qu’on tourne un bouton. Autre exemple : « conséquent » substitué à « important ». La faute impardonnable et souvent dénoncée paraît s’être implantée dans tous les langages, même ceux qu’on imaginerait les plus étroitement surveillés.

   Quel auditeur, de nos jours, n’a pas été incité par un analyste financier à envisager le revenu conséquent généré (autre horreur née de l’indigence) par tel ou tel investissement ? Les fleurs de rhétorique en sont particulièrement arrosées par les mauvais jardiniers qui sévissent à la télévision et à la radio, héritiers indignes du Gros Léon, le regretté Zitrone, l’artiste du subjonctif. Déjà, en 2006, la Lettre du CSA gourmandait les journalistes : « C’est à tort que l’on considère souvent que l’emploi de conséquent au sens d’élevé, important, grave, notable, appartient à la langue soignée. C’est au contraire dans la langue familière qu’est né ce glissement de sens. »  Je confirme : c’est dans les années 40, de la bouche de Mme Leprail, concierge de notre immeuble, que j’ai entendu pour la première fois « conséquent » dans cet emploi.

   Je rappellerai aussi ce qu’en dit Littré : « conséquent pour considérable est un barbarisme que beaucoup de gens commettent et contre lequel il faut mettre en garde. » J’attirerai ensuite l’attention sur un point capital que négligent les professeurs ; la maîtrise de la langue exige, certes, des connaissances enregistrées par la mémoire, mais surtout de la réflexion. Voilà qui éviterait bien des impairs aux étourdis pratiquant le vocabulaire et la syntaxe comme ils utilisent leurs nouveaux instruments de communication, sans rien connaître des principes qui gouvernent l’univers numérique. Suffit-il de décréter que «  conséquent » dans le sens d’« important » est un barbarisme condamné par les grammairiens ? Essayons plutôt d’y réfléchir un peu.

   De même origine latine que « séquence », cet adjectif signifie « qui suit logiquement », de même que le substantif « conséquence ».  L’adjectif s’est assez rapidement spécialisé dans un sens figuré, attaché aux personnes. Il caractérise quelqu’un dont l’esprit suit un chemin logique, quelqu’un qui pense juste, ou qui accorde ses actes à ses intentions, ou aussi bien quelqu’un qui a de la suite dans les idées. « Tous les esprits sont conséquents, on le dit du moins, mais les philosophes semblent prouver le contraire », persifle Condillac, cité par Littré. Accolé à une chose, l’épithète conserve son acception propre, « qui fait suite avec logique » et se rapproche parfois de « consécutif », notamment dans les domaines de la musique et des mathématiques.

   Examinons maintenant de plus près la relation causale, au cœur du problème. « Petites causes, grands effets » : proverbe des plus approximatifs. Sur quelle balance peser le poids réel d’un événement au moment où il advient ? On mesurera son importance à l’aune de ce qu’il modifiera ultérieurement dans l’ordre des choses. Que ce soit dans un raisonnement ou dans le monde matériel, plus la conséquence est considérable, plus sa cause en tire de force à nos yeux. Un monsieur qui dépense sans compter sera réputé (parfois à tort !) disposer d’une fortune rondelette, raison  à laquelle on remonte à partir de l’observation de l’effet : la dépense effrénée. Dès lors, cette fortune supposée devient le facteur déterminant d’une conséquence remarquable,  lien de causalité que le français correct abrégeait dans une expression toujours vivante : non point « une fortune conséquente », mais « une fortune de conséquence ».

   Georges Brassens qui savait, lui, manier le français, chantait dans sa Supplique pour être enterré à la plage de Sète : « Pauvres rois, pharaons ! Pauvre Napoléon ! /Pauvres grands disparus gisant au Panthéon ! / Pauvres cendres de conséquence ! » Cela l’eût bien surpris, cinquante ans plus tard, d’entendre cette pluie de « conséquents » tomber dans les micros de la misère lexicale, pour supplanter l’expression correcte.

   Si l’on a bien retracé leur trajet, on s’aperçoit qu’en passant de ladite expression à l’adjectif tout nu, on bascule vers un sens différent, non seulement impropre mais de situation opposée : « de conséquence » signifie « qui engendre des suites », c’est-à-dire « qui a du poids »  ; cette locution appartient à la cause, alors que « conséquent », lorsqu’il est employé congrûment, se rapporte à l’effet, quand ce n’est pas, on l’a vu, à une personne qui suit avec cohérence et fidélité la ligne définie au départ d’un cheminement de l’intelligence ou du cœur.

  Par conséquent, tordons le cou sans hésitation ni pitié à ce « conséquent » inconséquent, à ce synonyme abusif d’ « important », à cet usurpateur aussi ridicule que la grenouille enflée de La Fontaine, qualifié avec beaucoup trop d’indulgence par Alain Rey de « négligé et populaire » dans son indispensable Dictionnaire historique de la langue française.

Publié dans Non classé | Laisser un commentaire

Petite histoire d’un gros barbarisme

Cet article de Michel Mourlet a été publié dans le n° 281 de la revue Défense de la langue française (3e trimestre 2021). Il est reproduit ici avec l’autorisation de l’auteur.

Barbarismes à la mode

« Digital » : petite histoire d’un gros anglicisme idiot

   Il existe plusieurs types d’anglicisme. Au moins trois : le provisoirement utile, le complètement inutile, le stupide. Pour le premier, tout le monde comprend qu’une découverte, un concept nouveau, anglophone de naissance, s’invite dans une autre langue en attendant que celle-ci en ait formulé l’équivalent selon ses propres lois. Un problème se pose en France : la lenteur à réagir, due au fait que le plus souvent c’est à une commission officielle, sans prise sur la vie pratique, économique, scientifique, industrielle, qu’il incombe de procéder à la naturalisation du terme anglais. Elle se borne à émettre des recommandations que personne ne suit ni d’ailleurs ne connaît, à part quelques maniaques, tel l’auteur de ces lignes. Il fut un temps – l’heureux temps de la « redingote », et même bien après – où la francisation des mots d’origine étrangère s’opérait spontanément dans la langue courante, sans qu’il fût besoin d’officine ad hoc : peut-être la population était-elle pourvue de neurones plus actifs, plus inventifs ? Était-elle moins sollicitée ? Plus assurée de sa force ? Quoi qu’il en fût, elle était moins paresseusement encline à s’allonger sous le tonneau, bouche ouverte, pour avaler le coca-cola verbal et y perdre sa langue, comme la perdirent ses ancêtres gaulois sous les amphores de vin romain.

   L’anglicisme inutile est évidemment plus encombrant et ridicule que l’anglicisme provisoire pérennisé contre lequel, au moins, on a essayé de lutter. Il abonde dans le vocabulaire des écervelés − ils sont légion − qui croient améliorer leur image, rehausser leur statut social ou affrioler le chaland en parsemant leur discours de vocables à consonance yanqui (dixit Étiemble) substitués aux mots français : listing pour « liste », show room pour « salle d‘exposition », snacker une viande pour la « saisir »… Mais il y a   pire : l’anglicisme débile, le gros barbarisme  aux pieds en dedans ; celui qui,  hoquetant et bavant sur lui, burn out par exemple, vient doublonner le mot indigène (surmenage) et par la même occasion en éliminer trois ou quatre autres ; il appauvrit le vocabulaire, éparpille le sens, abolit la nuance ou la précision, parfois contredit carrément la signification française par une tout autre histoire sémantique. Dans ce dernier cas entre l’aberrant digital qui résiste, s’accroche, prétend concurrencer son substitut français.

   « Digital », du latin digitus, dans notre langue maternelle n’offre qu’un sens : « relatif aux doigts ». L’empreinte digitale en fournit l’exemple le plus fréquent. La mortelle et somptueuse digitale dresse une hampe de corolles pourpres, allongées, pendantes, en forme de doigtier. Un digitigrade n’est pas un thermomètre mais un animal dont la démarche souple − le félin sur l’extrémité de ses pattes − s’oppose à celle, pataude, du plantigrade.  Le malheur vient de ce que l’Anglais, peuple de marins buveurs de gin, n’ayant inventé ni le boulier chinois ni la pascaline, a longtemps compté sur ses doigts. Il continue d’ailleurs à mesurer ses pieds avec son pouce. C’est pourquoi il a ajouté à digital une acception seconde qui lui appartient en propre et ne présente aucun point de contact avec notre digital français : « relatif aux nombres ».

   Il faut reconnaître ici que le buveur de gin et surtout son cousin friand de chiens-chauds à la moutarde ont largement rattrapé au XXe siècle leur retard sur Pascal et sa machine à calculer. La maîtrise de l’information transmise non plus par analogie mais par numération, a permis à la langue anglaise d’établir les bases d’un vocabulaire avec lequel il a fallu compter, si j’ose dire. Et qu’il nous fallait franciser. Dans les débuts, encore pleins de l’énergie des Trente Glorieuses nous avons métamorphosé computer en « ordinateur » (aujourd’hui, avachis que nous sommes, dans la meilleure des hypothèses nous opterions pour « computeur »), software en « logiciel » et beaucoup d’autres instruments, affublés de noms barbares, en syllabes tolérées par les tympans de La Fontaine et de Racine.  

   Parmi ces termes sauvages, digital dans son acception angloricaine offensait particulièrement notre idiome en ce qu’il prenait l’apparence d’un mot de notre fonds sans en posséder l’âme, à l’image des envahisseurs venus des étoiles qui, dans les films d’épouvante, s’introduisent dans le corps des humains pour devenir leur sosie. Avertis de ce projet mortifère, les informaticiens français s’empressèrent de donner à l’abominable digital, alien gluant tombé de la planète anglophone, un équivalent convenable : numérique. Seul mot, avec ses dérivés, pour désigner en français tout objet qui se rattache au codage informatique par les nombres.

   Ainsi, chacun sait à présent que le franglais « scanner » se dit « numériser ». Toutefois, une difficulté ici semble surgir : pour désigner l’accès d’une entreprise aux outils numériques, on ne saurait employer « numérisation », déjà affectée à l’opération susdite. On a donc, sans vergogne, exhibé le décalque de digitalization : la « digitalisation » d’une entreprise, terme deux fois monstrueux et par sa bâtardise sémantique et par sa complication disgracieuse. « Virtualisation », « dématérialisation » ont également été proposés. Mais pourquoi diable ! pourquoi l’éternel Diafoirus veut-il toujours se gargariser, de latin de cuisine autrefois, à présent d’anglais de kitchenette, ou encore de ce jargon de cuistre, quand il serait si simple et tellement plus élégant d’utiliser le lexique usuel ? « Passage au numérique » devrait suffire.

Michel Mourlet

DLF : 222, avenue de Versailles, 75016 Paris. 01 42 65 08 87

dlf.contact@orange.fr                  http://www.langue-française.org 

Publié dans Langue Linguistique | Tagué , | Laisser un commentaire

Barbarismes à la mode

 Le « transgenre » covid-19

 Pour employer un mot qu’ils affectionnent parce que d’allure savante, d’origine scientifique, emprunté à l’anglais et d’apparition récente dans le vocabulaire des médias, la résilience, ou résistance élastique, de nombre de journalistes aux formes correctes de la langue française ne manque pas de surprendre quiconque a travaillé autrefois au sein de leur confrérie. Après avoir encombré la France de clusters inutiles, l’opération chirurgicale « transgenre »,  qu’ils font subir à l’acronyme « covid-19 » en fournit un autre exemple.

   D’abord, une définition. Se tromper sur le genre d’un mot engendre-t-il un barbarisme ou un solécisme ? Pour distinguer les deux, les grammairiens ont attribué au solécisme le champ de la syntaxe : une mauvaise organisation de la phrase, et au barbarisme celui du lexique : la création de monstres, l’emploi d’un mot dans un sens qu’il n’a pas. L’article qui indique le genre, s’il est erroné, fabrique une chimère syntagmatique : « un table », ou cafouille dans la signification : « le Normandie » (navire) pour « la Normandie ». À la fois monstre et facteur d’erreur sur le sens, la faute de genre est bien un barbarisme. 

   Dès les débuts chinois de la pandémie en cours, l’agent propagateur fut identifié : il appartient à une classe de virus connue sous l’étiquette « coronavirus ». Jusque-là tout allait bien : un virus est un virus et le coronavirus, masculin. L’affaire s’est corsée lorsqu’il a fallu baptiser la nouvellemaladie répandue par ce virus à couronne. Face à l’habituelle aboulie générale, l’influençage anglophone possède suffisamment de poids dans le monde médical pour avoir imposé à l’Organisation mondiale de la santé, comme allant de soi, une dénomination anglaise : coronavirus disease 2019, dont l’acronyme retenu est co-vi-d-19, soit covid-19. (Rappelons que l’acronyme, initiales ou fragments de mots formant un vocable usuel complet : « radar », « sida »,  ne doit pas être confondu avec le sigle, composé seulement d’initiales prononcées séparément : S.N.C.F.)

   Acronymique ou pas, un néologisme doit obéir aux règles. Comme toute espèce de code, en morse, en informatique, en notes de musique, en nombre de pixels, en hiéroglyphes, les règles existent d’abord pour permettre aux gens de communiquer entre eux. Pas plus que les autres, les règles grammaticales ne sont des obligations arbitraires nées d’une fantaisie, ni l’instrument d’une domination comme le prétendait Roland Barthes, mais des repères partagés, indispensables aux membres d’un groupe humain pour dialoguer et agir hors de la cacophonie des subjectivités. Cette vérité première d’une banale évidence, dont jadis on se fût par décence abstenu, se formule aujourd’hui dans une certaine solitude. Il faut donc le redire avec force : les règles grammaticales ne sont pas à prendre ou à laisser, à rebricoler selon l’humeur de l’écrivain ou l’écume de l’actualité, ni à rejeter par idéologie : elles sont la condition  nécessaire d’une parole commune.

   Ainsi « covid » signifie « maladie portée par le coronavirus ». Dans quel genre grammatical ce terme nouveau doit-il être rangé ?

   Puisqu’il ne s’agit plus de l’agent viral archiconnu, mais de son effet, à savoir la maladie (disease) qu’il répand, « covid »  est dans la même relation de causalité avec « corona » que « tuberculose » avec « bacille de Koch ». Celui qui utilise indifféremment les deux appellations  commet donc une erreur sur la nature de l’objet.

   Ce point établi, l’usage et la logique, qui devraient toujours aller de pair, nous enseignent que le genre attribué aux acronymes et aux sigles dépend du substantif dominant l’ensemble de l’appellation. Sans parcourir le labyrinthe d’un cours de linguistique, on admettra que dans le syntagme (chaîne de mots offrant une unité de sens)  « maladie-portée-par-le-corona-virus », le nom qui détermine le sens global du groupe est « maladie ». C’est une maladie  que l’on entend désigner d’abord, suivie de sa cause précisée.  Dans « covid 19 », c’est le « d » de disease écrasé entre « covi » et « -19 » qui l’emporte sur les autres éléments pour désigner le signifié. Il confère à l’acronyme le genre grammatical de l’équivalent français de disease, maladie : le féminin.

   En conséquence, dire « le covid-19 » équivaut à dire « le tuberculose ». C’est aussi absurde. L’anarchie langagière qui en résulte est mise en évidence par les déclarations émanant d’autorités médicales et gouvernementales où prévaut le féminin correct.  

     Le nom du virus une fois installé – un nom masculin auquel tout le monde s’était habitué  –, qu’une confusion passagère ait pu troubler les esprits lorsqu’est apparu le nom de la maladie, que certains même aient cru un moment que « le » covid-19 était une variété de coronavirus, cela peut se concevoir, d’autant que personne, semble-t-il, n’est venu expliquer cette substitution soudaine. Mais le rôle des journalistes ne commence-t-il pas justement ici ? Au lieu de quoi, la plupart d’entre eux se sont réfugiés derrière l’ignorance commune, sans aller voir plus loin que les parlottes de trottoir derrière les masques. Eux, qui devraient donner l’exemple de ceux qui savent à ceux qui ne savent pas, répètent à qui mieux mieux « le covid », confortant dans leur erreur des millions de leurs concitoyens. Ils n’écoutent pas les professionnels de santé dont les propos voisinent avec les leurs. S’ils les entendent, ils ne s’interrogent pas sur l’anomalie qui oppose les deux pratiques. S’ils en comprennent le motif, alors ils sont coupables d’un sabotage délibéré de leur outil de travail : leur propre langue.

Michel Mourlet

Dans le prochain numéro de la revue Défense de la langue française.

dlf.contact@orange.fr

http://www.langue-française.org

Publié dans Non classé | Laisser un commentaire

Guy Dupré : l’héritage de Vigny

Le texte de Michel Mourlet publié ci-dessous fait partie de l’« Hommage à Guy Dupré » dans le N° 26 (nouvelle série) de la revue littéraire Livr’Arbitres. Nous le reproduisons avec l’aimable autorisation de l’auteur, non sans conseiller vivement à nos visiteurs de se procurer cette excellente revue non-conformiste, dont le même numéro contient notamment un dossier sur Joseph Delteil et un autre sur « Les Chats en littérature ». Livr’arbitres : 36 bis, rue Balard, 75015 Paris. http://www.livrarbitres.com

Il faudrait d’abord s’entendre sur le sens du mot « lecteur ».

Si un lecteur est simplement quelqu’un qui parvient à assembler dans sa tête, comme une sorte d’algèbre ou une langue étrangère, les lettres des mots et les mots eux-mêmes pour en tirer une signification utilitaire, il est probable, malgré la marée noire de l’illettrisme, que ces lecteurs-locuteurs, dans les années à venir, resteront en nombre suffisant pour faire fonctionner la machine française avec leurs trois cents mots assortis d’anglais estropié.

Mais si le lecteur est celui qui, à travers ces assemblages de signes, aperçoit des formes, entend des musiques, respire un passé, reconnaît au toucher de l’esprit le voile vaporeux d’une gaze ou la dureté polie d’un marbre, s’il jouit du modelé parfait d’un style de chair sur le squelette du sens, s’il est un saltimbanque cahoté dans sa roulotte par les chevaux de la pensée, alors je crains que le mot « lecteur » ne perde bientôt toute espèce de relation avec ce personnage résiduel, survivant d’une espèce disparue, qui devra être désigné par un autre vocable. Celui-ci existe. C’est « liseur ». Littré : « Quand on parle de celui qui lit pour son instruction ou son amusement, on dit aujourd’hui lecteur ; l’historique montre qu’on disait autrefois liseur. »

 

Si donc quelques liseurs de langue française existent encore après nous, ils sauront palper, humer, scruter la matière précieuse des livres de Dupré et comprendront pourquoi il aura franchi le « peu profond ruisseau calomnié » du Tombeau mallarméen pour arriver jusqu’à eux. Car Dupré, je l’ai écrit il y a un quart de siècle et le répète avec non moins d’assurance aujourd’hui,  est parmi les écrivains de sa génération l’un des rares à avoir une forte chance de durer. À ma question posée un jour d’intense curiosité, au moment de la publication des Manœuvres d’automne en 1989 : « Pourquoi un silence de vingt-cinq ans entre vos deux premiers livres ? », il répondit : « J’étais entré chez l’éditeur de Barrès et Bernanos qui avait publié les Fiancées sont froides sur la recommandation de Julien Green, – et passé de l’autre côté de la barrière. Il est probable que j’en aie tiré, à la longue, une certaine répulsion de la chose écrite – à voir le besoin de s’étendre, de se justifier, de se raconter, s’emparer de la classe politique (c’était la IVe), de la feue Grande Muette, de la Magistrature, de la Police, des repris de justice. Mon libre statut d’écrivain non engagé me paraissait difficile à préserver. Je ne voulais pas devenir une ‘’main à plume’’ mais continuer à prêter l’oreille à mes voix. » (Repris en 1997 dans « Guy Dupré ou les deux histoires enlacées », Écrivains de France XXe siècle.)

 

La dernière phrase explique sans détour en quoi Dupré se séparait du commun des « gens de lettres », qui attendent rarement l’injonction d’une voix du dedans   pour étaler leur plâtre à la truelle. Lui, quelle serait l’image la plus propre à évoquer son travail littéraire ? Pourquoi pas celle-ci : un charmeur de serpent assis en tailleur sur un tapis, clarinette orientale au bec ? Un tapis volant, bien sûr, pour remonter le temps des « sensations revenantes ». La phrase dupréenne, envoutée par une mélodie et un rythme intérieurs, se balance, fascinatrice-fascinée ; elle enlace le sens en un mol enroulement dont Proust ‒ qui tenait Vigny pour l’un des deux plus grands poètes du XIXe siècle (avec Baudelaire) ‒ eût pu identifier la source mystérieuse dans tels de ces vers :

 

Est-ce la volupté qui, pour ses doux mystères,

Furtive, a rallumé ces lampes solitaires ?

Quand la lune apparaît, quand ses gerbes d’argent,

Font pâlir les lueurs du feu rose et changeant ;

Les deux clartés à l’œil offrent partout leurs pièges…

 

Nul doute que Dupré, et pas seulement à cause de Servitude et Grandeur militaire, descend en droite ligne de Vigny. Filiation rarissime puisque la norme indique plutôt une incompatibilité entre l’appel au soldat et l’attirance de la féminité. C’est aussi la raison pour laquelle il a si étroitement cousiné avec Barrès, autre écartelé.

Un créateur authentique n’a, pour ainsi dire, jamais spontanément conscience de sa généalogie. Ni les influences en profondeur ni surtout les ressemblances ne lui sautent aux yeux,  et tant mieux, car dans le cas contraire il ne pourrait plus créer. Toujours en 1989, j’ai interrogé Dupré sur les écrivains qui l’avaient initié à la littérature. Il a cité Flaubert, Poe, Daudet, Colette, Apollinaire, Baudelaire, Nerval, Laforgue, Rimbaud, Proust, Breton, et jusqu’à Bourdaloue et Calvin ! Mais aucune trace de Vigny. Pourtant, le reconnaître comme ancêtre, bien des années plus tard dut lui paraître aller de soi, puisque il me demanda, en 2006, l’autorisation de publier en postface au recueil de ses trois romans édité par Le Rocher le chapitre d’Écrivains de France où j’avais écrit : « Ce n’est certes pas lui qui récuserait l’aphorisme de Zarathoustra, selon qui l’homme est fait pour la guerre et la femme pour le repos du guerrier. Mais, plus que de Nietzsche, Dupré assume de manière instinctive, j’entends : sans avoir été spécialement influencé ou attiré par son œuvre, l’héritage de Vigny. » Par « héritage », en ce cas précis, je désignais l’antinomie féconde dans un cœur d’homme entre le goût des armes et les horreurs de la guerre, entre la séduction virile de l’ordre militaire et les épluchures de la cantine, les brimades de l’adjudant Flick ou le râle des mourants. Et, flottant partout, pénétrante, insistante comme un refrain de cette garnison paradoxale, l’odor di femmina.  Ce que Guy Dupré résumait superbement ainsi : « lier la douceur sans quoi la vie est peu de chose à l’honneur sans quoi la vie n’est rien. » Chez lui, Éros n’est jamais bien loin d’Arès, dieu de la Guerre et providence de Thanatos.

Publié dans Livres | Tagué , , , | Laisser un commentaire

Du bon usage du vaudeville et de la coco d’avant-guerre

Avec l’aimable autorisation de l’auteur, voici la version d’origine (non coupée pour sa mise en page) d’un article de Michel Mourlet publié dans le numéro 120 (septembre 2018) de Service littéraire.

Si au petit matin, assailli d’une bouffée de chaleur critique, on s’avise que Daumier, c’est Labiche inspiré par Goya, on n’éprouvera aucune difficulté à comparer l’auteur de Cocaïne (publié en 1921), Pitigrilli, à la fois aux grands vaudevillistes satiriques et au caricaturiste féroce des médicastres, chats fourrés, bonnes d’enfant, collectionneur des plus cocasses infamies humaines. Même les tableaux naturalistes de l’Italien, contemporain dans sa jeunesse des derniers véristes, confinent au réalisme fantastique relevé chez Daumier par Banville. Parmi d’autres, les pages 28 à 31 du roman, qui dépeignent la voracité des cocaïnomanes « en manque », valent une séquence de film d’épouvante.

Ce n’est qu’un aspect, et non le principal, de ce bouillon de culture fortement concentré et épicé, découverte jubilatoire pour ceux, tel votre serviteur, qui de la littérature italienne d’avant-guerre ne connaissaient guère que Pirandello. Selon les avis autorisés, c’est Umberto Eco qui a commencé à réhabiliter Pitigrilli, « Petit-Gris », alias Dino Segre (1893-1975), jeté aux oubliettes pour plusieurs raisons dont la moindre n’est pas l’accointance secrète qui l’aurait lié au régime de Mussolini, lien dont on aurait peut-être un début de preuve dans ce fait incontesté : chaque fois que Pitigrilli eut à subir les foudres de la justice fasciste, le Duce vint à son secours.  Mais ce n’est pas du tout ce qui tracasse Umberto Eco, dans le texte ajouté en postface à la nouvelle édition française de Cocaïne. On y remarque plutôt les réserves d’ordre littéraire qu’il ne cesse d’exprimer à l’endroit du romancier, chaque fois qu’il vient de le louanger et comme pour s’en excuser. Sa conclusion est un modèle de ces paralogismes qu’il invoque souvent dans son commentaire. Après avoir salué le créateur d’aphorismes brillants, félicité le maître de l’invective et du dialogue incisif, l’avoir crédité d’un style novateur, d’un rythme, « sorte de jazz verbal, une solution aboutie qui, à ma connaissance, n’a jamais été reproduite avec une égale audace », il rapproche sans intention humoristique perceptible Pitigrilli de… Coco Chanel, Maurice Chevalier, Maurice Dekobra. Hormis le partage d’une même époque et du style Art Déco-Années folles, cette parentèle,  confrontée aux impressions toutes fraîches du lecteur de Cocaïne, apparaît proprement saugrenue.

La réalité nous semble tout autre. Plutôt qu’à la Madone des sleepings ou à la Valentine de Ménilmuche, nous songerions volontiers au Swift de la Modeste Proposition (de manger les nourrissons pour résoudre le problème de la surpopulation en Irlande), au Voltaire ricaneur de Candide, aux Persans ébahis de Montesquieu, aux Parerga et Paralipomena de ce vieux sacripant de Schopenhauer, et plus encore peut-être aux souverainetés conjointes de Tartuffe et d’Ubu Roi qui sont notre privilège citoyen.

La pertinence d’Eco paraît plus assurée lorsqu’il se range à l’opinion, qu’il cite, de Mussolini. Celui-ci, écrit-il, « percevait chez Pitigrilli quelque chose qui n’était pas d’ici. Il flairait les pestilences parisiennes ». Certes : le siècle des Lumières (y compris Swift et sa misogynie), les grands sceptiques et humoristes français, Dupuis et Cotonet, Bouvard et Pécuchet forment l’arrière-plan de Cocaïne ; d’où, toutes les cinq ou dix lignes, le gloussement de plaisir du lecteur – surtout s’il n’éprouve aucune aversion particulière pour l’incrédulité. Car Pitigrilli ne croit rigoureusement à rien, ni en rien, excepté à sa propre intelligence et à la bêtise générale, terreau de toutes les croyances. C’est ainsi qu’il a pu être tour à tour ou en même temps amoureux déçu, libertin, plus ou moins séduit par le Pouvoir, antifasciste, agnostique avéré, spiritualiste et, pour finir, écrivain catholique ; ce dernier avatar, susceptible de soulever quelque doute en quiconque l’aura suivi dans son parcours.

De fait, tel du moins qu’il se montre au lecteur non prévenu et forcément déconcerté par cette Odyssée (dont l’Ulysse, un jeune journaliste nommé Tito Arnaudi, rentrera au bercail après avoir écouté les sirènes de la drogue et épuisé les sortilèges décadents de Circé), l’auteur de Cocaïne est un écrivain comique. Son héros, même lorsqu’il meurt, se trompe de mort comme Laurel se trompe de chapeau.

Contrairement à Mauriac, Bernanos, Dante, au marquis de Sade ou au rédacteur de l’Humanité Dimanche, Pitigrilli est un écrivain comique : parce qu’il ne croit ni en Dieu ni en la non-existence de Dieu, ni au Diable et encore moins à la non-existence du Diable ‒ probablement. Selon toute apparence, son système de pensée repose sur cet axiome : Qui croit en quelque chose avec sincérité se trouve du même coup emprisonné dans l’esprit de sérieux, au moins par les pieds, comme un malfrat dans une coulée de béton. À l’inverse, tout fait rire Pitigrilli (après l’avoir exaspéré, sans doute, mais il a pris du recul et de la hauteur) : la société, l’humanité, le non-sens de l’univers, celui de l’Histoire, les grands sentiments, les belles paroles, les journalistes, bien qu’il soit lui-même un humain dans l’univers, amateur de jolies phrases, de jolies femmes, et très sociable, et journaliste. Mais il ne veut pas se laisser duper par les mots. Il regarde le monde avec les yeux d’un Feydeau imprégné de Comme il vous plaira : le monde est un théâtre où se joue une farce. Et comme toutes les farces, celle qu’il nous raconte dans Cocaïne se terminera mal, dans une espèce de rire lugubre. Rien de plus drôle que les pièces de Feydeau, ni de plus sinistre si l’on y réfléchit un peu. D’ailleurs leur auteur, neurasthénique, est mort fou d’avoir trop emmêlé les quiproquos de la bêtise universelle.

Pitigrilli n’est pas mort fou, mais on a cessé d’apprécier ses sarcasmes à partir d’un certain moment. L’origine de ce moment peut se situer à la fin des années trente, quand les idéologies, de droite comme de gauche, sont parvenues à supplanter la lucidité en Europe. Dès lors, non seulement en Russie, en Allemagne, en Italie, mais aussi dans les démocraties se réinstallèrent des Pensées Rigides, taillées sur mesures pour chaque entité politique. C’est ainsi que Pitigrilli allait devenir un repoussoir, un fantôme à expulser vers l’enfer des bibliothèques. Et aujourd’hui, un tison sur lequel il faudrait souffler d’urgence si l’on souhaite ranimer un peu la flamme de l’intelligence, bien vacillante ces temps-ci : le tison rougeoyant de la « désobéissance culturelle », selon la formule d’Eco. Lequel, en 1976, ne pouvait encore prendre toute la mesure de ce que signifierait bientôt cette insolente rébellion.

 

Cocaïne, de Pitigrilli, éd. Séguier, 352 p., 21 €.

Publié dans Livres | Tagué , , , , , , , , , , , , , | Laisser un commentaire

L’héritage de Vigny

Publié par Michel Mourlet dans le récent numéro d’été de la revue Livr’Arbitres et reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Il faudrait d’abord s’entendre sur le sens du mot « lecteur ».

Si un lecteur est simplement quelqu’un qui parvient à assembler dans sa tête, comme une sorte d’algèbre ou une langue étrangère, les lettres des mots et les mots eux-mêmes pour en tirer une signification utilitaire, il est probable, malgré la marée noire de l’illettrisme, que ces lecteurs-locuteurs, dans les années à venir, resteront en nombre suffisant pour faire fonctionner la machine française avec leurs trois cents mots assortis d’anglais estropié.

Mais si le lecteur est celui qui, à travers ces assemblages de signes, aperçoit des formes, entend des musiques, respire un passé, reconnaît au toucher de l’esprit le voile vaporeux d’une gaze ou la dureté polie d’un marbre, s’il jouit du modelé parfait d’un style de chair sur le squelette du sens, s’il est un saltimbanque cahoté dans sa roulotte par les chevaux de la pensée, alors je crains que le mot « lecteur » ne perde bientôt toute espèce de relation avec ce personnage résiduel, survivant d’une espèce disparue, qui devra être désigné par un autre vocable. Celui-ci existe. C’est « liseur ». Littré : « Quand on parle de celui qui lit pour son instruction ou son amusement, on dit aujourd’hui lecteur ; l’historique montre qu’on disait autrefois liseur. »

 

Si donc quelques liseurs de langue française existent encore après nous, ils sauront palper, humer, scruter la matière précieuse des livres de Dupré et comprendront pourquoi il aura franchi le « peu profond ruisseau calomnié » du Tombeau mallarméen pour arriver jusqu’à eux. Car Dupré, je l’ai écrit il y a un quart de siècle et le répète avec non moins d’assurance aujourd’hui,  est parmi les écrivains de sa génération l’un des rares à avoir une forte chance de durer. À ma question posée un jour d’intense curiosité, au moment de la publication des Manœuvres d’automne en 1989 : « Pourquoi un silence de vingt-cinq ans entre vos deux premiers livres ? », il répondit : « J’étais entré chez l’éditeur de Barrès et Bernanos qui avait publié les Fiancées sont froides sur la recommandation de Julien Green, – et passé de l’autre côté de la barrière. Il est probable que j’en aie tiré, à la longue, une certaine répulsion de la chose écrite – à voir le besoin de s’étendre, de se justifier, de se raconter, s’emparer de la classe politique (c’était la IVe), de la feue Grande Muette, de la Magistrature, de la Police, des repris de justice. Mon libre statut d’écrivain non engagé me paraissait difficile à préserver. Je ne voulais pas devenir une ‘’main à plume’’ mais continuer à prêter l’oreille à mes voix. »[1]

La dernière phrase explique sans détour en quoi Dupré se séparait du commun des « gens de lettres », qui attendent rarement l’injonction d’une voix du dedans   pour étaler leur plâtre à la truelle. Lui, quelle serait l’image la plus propre à évoquer son travail littéraire ? Pourquoi pas celle-ci : un charmeur de serpent assis en tailleur sur un tapis, clarinette orientale au bec ? Un tapis volant, bien sûr, pour remonter le temps des « sensations revenantes ». La phrase dupréenne, envoutée par une mélodie et un rythme intérieurs, se balance, fascinatrice-fascinée ; elle enlace le sens en un mol enroulement dont Proust ‒ qui tenait Vigny pour l’un des deux plus grands poètes du XIXe siècle (avec Baudelaire) ‒ eût pu identifier la source mystérieuse dans tels de ces vers :

 

Est-ce la volupté qui, pour ses doux mystères,

Furtive, a rallumé ces lampes solitaires ?

Quand la lune apparaît, quand ses gerbes d’argent,

Font pâlir les lueurs du feu rose et changeant ;

Les deux clartés à l’œil offrent partout leurs pièges…

 

Nul doute que Dupré, et pas seulement à cause de Servitude et Grandeur militaire, descend en droite ligne de Vigny. Filiation rarissime puisque la norme indique plutôt une incompatibilité entre l’appel au soldat et l’attirance de la féminité. C’est aussi la raison pour laquelle il a si étroitement cousiné avec Barrès, autre écartelé.

Un créateur authentique n’a, pour ainsi dire, jamais spontanément conscience de sa généalogie. Ni les influences en profondeur ni surtout les ressemblances ne lui sautent aux yeux,  et tant mieux, car dans le cas contraire il ne pourrait plus créer. Toujours en 1989, j’ai interrogé Dupré sur les écrivains qui l’avaient initié à la littérature. Il a cité Flaubert, Poe, Daudet, Colette, Apollinaire, Baudelaire, Nerval, Laforgue, Rimbaud, Proust, Breton, et jusqu’à Bourdaloue et Calvin ! Mais aucune trace de Vigny. Pourtant, le reconnaître comme ancêtre, bien des années plus tard dut lui paraître aller de soi, puisque il me demanda, en 2006, l’autorisation de publier en postface au recueil de ses trois romans édité par Le Rocher le chapitre d’Écrivains de France où j’avais écrit : « Ce n’est certes pas lui qui récuserait l’aphorisme de Zarathoustra, selon qui l’homme est fait pour la guerre et la femme pour le repos du guerrier. Mais, plus que de Nietzsche, Dupré assume de manière instinctive, j’entends : sans avoir été spécialement influencé ou attiré par son œuvre, l’héritage de Vigny. » Par « héritage », en ce cas précis, je désignais l’antinomie féconde dans un cœur d’homme entre le goût des armes et les horreurs de la guerre, entre la séduction virile de l’ordre militaire et les épluchures de la cantine, les brimades de l’adjudant Flick ou le râle des mourants. Et, flottant partout, pénétrante, insistante comme un refrain de cette garnison paradoxale, l’odor di femmina.  Ce que Guy Dupré résumait superbement ainsi : « lier la douceur sans quoi la vie est peu de chose à l’honneur sans quoi la vie n’est rien. » Chez lui, Éros n’est jamais bien loin d’Arès, dieu de la Guerre et providence de Thanatos.

 

[1] Repris en 1997 dans « Guy Dupré ou les deux histoires enlacées », Écrivains de France XXe siècle.

 

 

Publié dans Culture | Tagué , , , , , | Laisser un commentaire